Le coup du fou. Bobby Fischer, l'Iliade et mon père
Alessandro Barbaglia
Liana Levi
2022
« Parfois, la vie est une danse qu’on interprète mieux en endossant les vêtements fluides d’Ulysse, plutôt que l’implacable et rigide armure du divin Achille. C’est la voie humaine du compromis. De la survie. Elle ne fait pas de vaincus car elle ne fait pas de vainqueurs. »
C
inquante ans après 1972 et la finale du championnat du monde d’échecs entre Bobby Fischer et Boris Spassky, l’auteur revisite les faits. Il s’est documenté, s’est renseigné et n’a rien écrit au hasard. Il tisse trois brins pour en faire un seul récit. En toile de fond, Bobby Fisher, ses manies, ses lubies, son caractère atypique, son approche des matchs, du quotidien, ses angoisses, ses requêtes, sa folie, ses bizarreries, sa démesure…. Puis un parallèle entre les deux joueurs (qui s’affrontent pour ce mondial) et Ulysse et Achille (héros de l’Iliade). Et pour compléter, une mise en abyme de la vie personnelle de l’auteur avec ses liens à son père. Ces trois approchent se complètent, s’éclairent les unes les autres, s’enroulent, se déroulent sous nos yeux envoûtés.
Parce qu’il faut bien le dire, c’est captivant. Déjà car Bobby est un personnage à lui tout seul, imprévisible, fascinant. A partir de l’instant où sa mère lui a offert un jeu d’échecs, lui disant de lire le mode d’emploi, il n’a fait que ça, déplacer les pions, lire des documents, des gros bouquins, apprenant les coups, étudiant tout et tout le temps. Bobby vivait échecs et n’existait que pour ça. « Ce n’est pas un génie des échecs mais un génie qui joue aux échecs »… Il ne sait faire que ça parce qu’il y consacre tout son temps. « Je les porte dans ma tête, là, ils n’ont aucune chance. Je peux le faire avec ou sans bandeau, ce que je vois ne change rien », dit Fischer lorsqu’il joue contre vingt personnes en même temps passant d’une table à l’autre…
Et pour écrire ce recueil, Alessandro Barbaglia, lui, a fait la même chose avec Bobby Fischer, l’obsession n’était plus sur le jeu mais sur le joueur. Il ne pouvait pas en être autrement. Pourquoi ? Petit, il a entendu son père, un psychanalyste reconnu, discuter avec des confrères. Et il parlait de Bobby ! La graine était semée et elle a germé !
Pourquoi ce match de 1972 était-il si important ? Cette finale se déroulait en pleine guerre froide, qui de la Russie et des Etats-Unis allait gagner ? Attendu en Islande, Fischer s’est fait désirer. Comme Achille qui refuse le combat, il ne venait pas, il se faisait attendre. Peut-être la peur de gagner ? S’il gagne, il devient un autre, le vainqueur, il va être mis en avant, lui qui n’aime pas ça. Peut-être que ce qui l’intéresse, c’est jouer, développer des stratégies, pas forcément être vu comme un héros ?
« Quelle duperie que la victoire. Quelle illusion. Combien on perd, quand on gagne. »
Il finira par venir, par affronter son adversaire, dans une série de confrontations dont on parle encore aujourd’hui, tant il y a eu d’anecdotes. Le refus de jouer devant les caméras, l’obligation d’aller dans une petite salle (un cagibi), etc… Tout un poème comme le dit l’expression ! Mais vraiment une lecture qui mérite d’être partagée !
Merci au traducteur, sans lui, je n’aurais pas découvert ce texte. C’est vraiment quelque chose d’exceptionnel. Je précise d’ailleurs qu’il n’est pas nécessaire d’être familier avec le jeu pour comprendre ce qu’on lit. Les stratégies ne sont pas mises en avant. On reste vraiment dans l’attitude, le comportement, les demandes folles de Fisher, ses exigences, son rapport aux autres. Cet homme est un univers, un mystère et ce qu’on entrevoit, soigneusement analysé, avec les parallèles qu’Alessandro Barbaglia met en place, donne envie d’aller encore plus loin…
Hypnotisée par ce roman, je ne l’ai pas lâché. L’écriture est prenante, le style vif et on ne s’ennuie pas une seconde !
Article tiré du blog de collectif-littérature. Le copyright de cet article a été soumis au consentement de son auteur.